XVI
AUVENT D’UNE CÔTE

Le lieutenant de vaisseau George Avery avait entrepris son ascension dans les enfléchures au vent. Il s’arrêta et leva la tête pour regarder le mât de hune. Comme le plus gros de l’équipage, il était sur le pont depuis plus d’une heure. Pourtant, ses yeux n’étaient toujours pas accoutumés à l’obscurité qui les enveloppait. Il apercevait la forme pâle du hunier ferlé, mais au-delà, rien – si ce n’est une étoile qui, de temps à autre, apparaissait entre de grands bancs de nuages. Il frissonna. Il faisait froid, ses vêtements étaient humides et poisseux. Mais il y avait autre chose, cette sensation de tête légère, de soulagement : autant de sentiments qu’il avait cru ne plus jamais connaître. Souvenir de ces jours passés à bord de cette petite goélette, La Jolie, quand ils s’emparaient de prises françaises pas plus grosses qu’elle, parfois au nez et à la barbe d’une batterie côtière… Une époque exaltante, d’insouciance. Il en aurait presque éclaté de rire. C’était de la folie, aujourd’hui comme autrefois.

Il se secoua, engagea un pied dans la première enfléchure et reprit la grimpée, lentement, avec précaution. Sa grosse lunette de signaux lui battait sur l’épaule comme un fusil de braconnier. Il montait et montait encore. Les haubans vibraient dans sa main, les cordages goudronnés étaient glacés. Les hauts ne lui faisaient pas peur, mais il les respectait : c’était l’une des premières choses dont il se souvenait, lorsqu’il avait commencé comme aspirant sur la recommandation de son oncle. Les marins, hommes rudes et farouchement indépendants, lui témoignaient une certaine gentillesse. Eux grimpaient quatre à quatre dans les enfléchures, nu-pieds, des pieds rendus si calleux et si insensibles qu’ils redoutaient presque d’enfiler des souliers. Ils n’en mettaient que pour des occasions spéciales.

Il s’arrêta pour reprendre son souffle et se sentit plaqué contre le gréement qui tremblait ; le bâtiment invisible s’était violemment incliné dans une rafale. On aurait dit des mains glaciales qui l’empoignaient.

Il ne voyait rien en dessous de lui, à l’exception de la silhouette immuable du pont supérieur, rendue parfois plus nette lorsqu’une gerbe d’embruns se brisait en cascade sur le passavant ou sur la guibre. Mais il imaginait très bien les autres, tels qu’il les avait laissés en bas. Tout était si différent du frisson que l’on ressentait habituellement, lorsque battaient les tambours et que l’on rappelait l’équipage aux postes de combat. Le chaos organisé, le vaisseau que l’on préparait de l’étrave à la poupe : les portières enlevées, les réduits minuscules où les officiers bénéficiaient d’un minimum d’intimité transformés en prolongement du pont. Les meubles et les affaires personnelles jetés ou descendus au palan dans les fonds, sous la flottaison, là où le chirurgien et ses aides se préparaient, isolés du bruit avant la bataille. Il aurait du travail, quoi qu’il en soit. Mais ce jour-là, le rappel aux postes de combat avait été fait sans se presser. Les hommes se déplaçaient au milieu des palans familiers et du gréement comme si l’on était en plein jour.

Tyacke était toujours près de la lisse de dunette, les officiers et les plantons s’agitaient autour de lui comme autant de prolongements de sa personne. York avec ses assistants ; Daubeny, le second, aidé d’un aspirant qui ne le lâchait pas d’une semelle. Et tout à l’arrière, près de la descente où il avait fait les cent pas avec Sir Richard, Avery imaginait très bien le spectacle, là-bas aussi. C’est à l’arrière que commençait ou se terminait le commandement d’un vaisseau ou d’une escadre entière. Il sourit en songeant à ce qu’en disait Allday : « A l’arrière, tout l’honneur. Devant, le meilleur ! » Bolitho avait sorti sa montre et l’avait approchée de l’habitacle pour mieux y voir, avant de lui dire : « Grimpez dans les hauts, George. Prenez une bonne lunette. Il faut que je sache immédiatement ce qui se passe. Aujourd’hui, vous serez mes yeux. »

Il en était encore attristé. Fallait-il, là encore, chercher à ces mots un sens caché ?

Et puis Allday, encore lui, qui lui avait pris son sabre et sa coiffure. « Ils seront là quand vous en aurez besoin, monsieur Avery. J’ai pas envie qu’not’aide de camp y's’prenne les pinceaux dans les gambes de revers, pas en c’moment, vous voyez ? »

Il avait écrit une lettre à la demande d’Allday. Elle ressemblait à l’homme, chaleureuse et affectueuse. Et pourtant, après tout ce qu’il avait vu et enduré, c’était une lettre très simple et naïve. Avery pouvait se représenter Unis en train de la décacheter et d’appeler son frère pour tout lui raconter. Puis elle la montrerait à son enfant.

Il s’ébroua pour essayer de chasser toutes ces pensées et reprit la grimpée. Il s’en écoulerait du temps, avant que leurs lettres arrivent en Angleterre ; d’ici là, ils seraient peut-être tous morts.

La hune de combat de misaine surgit au-dessus de lui, ce qui lui rappela la plaisanterie d’Allday à propos des gambes. Les gabiers volants aux pieds agiles virevoltaient sans interruption autour du mât de hune. Ceux qui se trouvaient sous le vent restaient pendus dans le vide, sans rien d’autre que la mer en-dessous. La hune de combat était une plate-forme carrée protégée par une petite barricade derrière laquelle les tireurs pouvaient viser leurs cibles sur le pont de l’ennemi. On en trouvait autant sur les autres mâts. Au-dessus encore, les haubans et les étais des huniers qui montaient jusqu’aux vergues hautes et au-delà.

Le mât de misaine était sans doute le plus important et le plus compliqué du bâtiment. Il ne portait pas seulement la grand-voile de misaine et les perroquets, il était également relié au boute-hors, au bâton de foc, de dimensions réduites mais vital, et aux voiles d’étai. Chaque fois qu’un vaisseau veut virer et venir dans le lit du vent, les focs agissent comme un accélérateur ou un frein pour l’empêcher de rester immobile et impuissant, les voiles majeures plaquées contre les mâts, incapable de venir d’un bord ou de l’autre. Au plus fort du combat, l’incapacité à manœuvrer peut signer la mort d’un bâtiment.

Il pensait à York et aux marins de son espèce, de vrais professionnels. Combien de terriens étaient-ils capables de comprendre l’énergie et les prouesses dont ils savaient faire preuve, lorsqu’ils voyaient un vaisseau du roi descendre la Manche toutes voiles dehors ?

Il finit par s’extraire des enfléchures et se glissa sur la hune par la petite ouverture prévue à cet effet, le « trou des marins d’eau douce », comme les anciens l’appellent en manière de dérision.

Il y avait là quatre fusiliers. Leurs baudriers et les chevrons du caporal se détachaient dans l’obscurité ambiante.

— ’jour, capitaine ! Belle journée pour une petite balade !

Avery se débarrassa de sa lunette et leur fit un grand sourire.

Il se sentait un peu comme un étranger parmi eux. Ce statut vous mettait dans une situation bizarre, ni carpe ni lapin. L’aide de camp n’était pas responsable d’un mât ni d’une division de pièces, il n’était pas davantage symbole de discipline et de punition. Et c’est pour cela qu’on l’acceptait. On le tolérait.

— Croyez-vous qu’il va bientôt faire jour ? leur demanda-t-il.

Le caporal s’appuya sur la fourche du pierrier. Le canon était à la hausse minimale, recouvert d’un capot de toile pour protéger l’amorce de l’humidité. Paré à faire feu sans délai.

— Une demi-heure, capitaine. Enfin, promesse de curé !

Ils éclatèrent de rire, comme si ce n’était qu’une journée de plus, une journée ordinaire.

Avery se pencha pour regarder le foc qui faseyait, il imaginait le lion bondissant qui se cachait dessous. Que se passerait-il si la mer était déserte au lever du jour ? Il essaya de scruter ses sentiments. Serait-il soulagé, heureux ?

Il songeait aussi à la fougue que Bolitho avait mise dans ses paroles, aux discussions entre Tyacke et lui pour établir leur plan. Un frisson le parcourut. Non, la mer ne serait pas déserte. Comment puis-je en être aussi sûr ? Puis la réponse : A cause de ce que nous sommes, à cause de ce qu’il a fait de nous.

Il essaya de se concentrer sur l’Angleterre, Londres, cette rue animée avec ses voitures élégantes et leurs valets hautains. Une voiture, tout particulièrement… Une femme. Elle était ravissante. Elle ne l’attendrait pas, pour ne pas gâcher son existence.

Et pourtant, ils avaient partagé quelque chose d’intense, même si cela avait été bref. Non, il y avait sûrement encore une chance, un espoir au-delà de cette aube glaciale…

Le caporal lui dit en hésitant un peu :

— Je m’demand’parfois comment qu’il est, capitaine. J’veux dire, l’amiral.

Il bredouillait en se disant qu’il était allé trop loin.

— C’est juste que nous autres on vous voit, lui et vous, que vous arpentez quelquefois le pont. Et puis y'a eu ce jour, quand que sa dame est montée à bord, à Falmouth.

Il mit la main sur l’épaule d’un de ses camarades.

— Ted et moi, on était là. J’aurais jamais cru qu’ça soye possible.

Ce jour-là, Avery avait remis ses chaussures à Catherine et remarqué les traces de goudron sur ses bas après qu’elle eut escaladé la muraille. La marque que l’on hissait à bloc, et puis les vivats. On les faisait travailler, on les contraignait, on les brisait ; mais ces hommes-là avaient vu, et ils s’en souvenaient.

— Eh bien, caporal, répondit-il, voilà l’homme qu’il est. Et sa dame de même.

Il entendait encore ce que lui avait dit Tyacke : Je n’en servirais pas d’autre.

Un fusilier, encouragé par l’exemple de son caporal, demanda alors :

— Et nous, qu’est-ce qu’on va faire une fois que la guerre elle sera finie et bien finie ?

Avery leva les yeux vers le grand rectangle de toile. Il avait un goût de sel dans la bouche.

— Je prie le Ciel de me trouver quelque chose à faire !

Le caporal grommela :

— J’m’aurai un galon de mieux et je resterai dans les fusiliers. La bouffe est bonne, y’a du rhum en veux-tu en voilà, et on se bat quand y’a besoin ! Ça me convient !

Une voix les héla depuis les croisillons :

— Le jour pointe, capitaine !

Le caporal se mit à rire.

— C’est le vieux Jacob qu’est là-haut, capitaine. Un sacré lascar ç’ui-ci !

Avery pensa à la description que Tyacke lui avait faite de ce dénommé Jacob, la meilleure vigie de l’escadre. Il avait d’abord été sellier, métier hautement qualifié. Un jour, il avait retrouvé sa femme dans les bras d’un autre et les avait tués tous les deux. La cour d’assises lui avait donné le choix : la corde ou la marine. Et il avait survécu à bien d’autres qui ne bénéficiaient pas de la même notoriété.

Avery sortit la grosse lunette de son étui et les fusiliers lui firent de la place. Ils lui trouvèrent même de quoi s’agenouiller.

L’un d’eux posa la main sur le pierrier en ricanant.

— Allez pas vous cogner dans la vieille Betsy, capitaine. Vous pourriez la faire partir sans faire exprès et arracher la tête à notre pauvre sergent. Pour sûr que ça s’rait une vraie honte, pas vrai, les gars ?

Ils éclatèrent tous de rire. Quatre fusiliers sur un perchoir balayé par le vent, au milieu de nulle part. Ils n’avaient sans doute aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient, ni de celui où ils seraient le lendemain.

Avery sentait la barricade vibrer sous le poids énorme des espars et de la toile, de ces milles et milles de cordages qui réglaient la vie de tous ces hommes. Un équipage.

Retenant sa respiration, il pointa son instrument avec grand soin, mais ne vit rien que les nuages et l’obscurité. C’est ce vieux Jacob, sur son perchoir, qui apercevrait le premier le jour se lever.

Il ne put réprimer de nouveaux frissons.

— Tenez, capitaine – une main se tendait. Du sang de Nelson !

Avery prit le quart avec gratitude. C’était contraire à tous les règlements : ils le savaient pertinemment, et lui aussi.

— A la nôtre, hein, les gars ? fit le caporal.

Avery avala son quart, le rhum chassait le froid. Et la peur. Il reprit sa visée. Aujourd’hui, vous serez mes yeux. Comme s’il était à ses côtés.

Et puis soudain, il les vit. L’ennemi.

 

Le capitaine de vaisseau James Tyacke observait des silhouettes : Hockenbull, le bosco, et quelques marins qui déhalaient sur des bouts avant de les tourner sur leurs bittes. Toute la drome de l’Indomptable était à l’eau, les canots à la traîne sur l’arrière comme une grosse ancre flottante. Même s’il les distinguait à peine, il savait aussi que l’on avait tendu les filets au-dessus du pont. Le décor était en place.

Il fouilla dans ses méninges. Avait-il encore un doute ? En avait-il eu, seulement ? Si cela avait été le cas, ils s’étaient évanouis dès que sa vieille vigie l’avait hélé de sa voix plaintive, depuis le croisillon de misaine où elle était perchée. Avery devait toujours être là-haut, l’œil collé à sa lunette, à la recherche de détails, d’indications, tout ce qui pouvait permettre d’apprécier la force de l’ennemi.

York remarqua :

— Le vent tombe, commandant. Il reste quand même assez fort.

Tyacke se tourna vers la haute silhouette de Bolitho qui se détachait sur le fond clair des branles serrés dans leurs filets et le vit faire signe qu’il avait entendu. Il était temps. Il fallait que ce soit maintenant. Mais le vent était ce qui importait par-dessus tout. Il ordonna sèchement :

— Larguez le second ris, monsieur Daubeny ! Etablissez misaine et grand-voile.

Et il ajouta in petto : Où sont nos foutues conserves ? Elles s’étaient peut-être éparpillées pendant la nuit, qui avait été venteuse : ce qui valait encore mieux que de risquer une collision, surtout maintenant. Il entendit l’aspirant attaché aux basques du second répéter les instructions qu’il lui donnait de sa petite voix aiguë, rendue plus aiguë encore par la perspective de voir arriver quelque chose qu’il ne connaissait pas.

Il passa ensuite à ses autres officiers et fronça le sourcil. Des enfants en uniforme. Même Daubeny, qui était bien jeune pour ses responsabilités. Les mots tournaient en boucle dans sa tête : Si je tombe… Tout reposerait alors sur les capacités de Daubeny, ou sur son incapacité – et de cela dépendrait leur succès ou leur échec.

Il entendit Allday qui murmurait quelque chose, Bolitho éclata de rire. A sa grande surprise, cela l’émouvait encore. Et le calmait, comme les cercles de fer qui enserraient les mâts et les maintenaient en place.

Les fusiliers avaient posé leurs armes pour haler aux bras d’artimon. La grand-voile commençait à se gonfler en claquant au vent.

Tyacke savait qu’Isaac York traînait dans le coin, qu’il avait envie de lui parler, de passer le temps, comme le font souvent des amis avant l’action. Juste au cas où. Mais ce n’était pas le moment de discuter. Il devait rester en alerte et avoir l’œil à tout, depuis les timoniers qui manœuvraient la grande roue double jusqu’au plus jeune des aspirants chargé de retourner le sablier toutes les demi-heures près de l’habitacle.

Il vit que son maître d’hôtel regardait lui aussi les embarcations à la traîne.

— Alors, Eli, inquiet ?

L’homme lui sourit. Ce n’était pas un Allday, mais il faisait de son mieux.

— Z’auront toutes besoin d’un bon coup de peinture quand on les r’mont’ra à bord, commandant.

Mais Tyacke regardait déjà ailleurs : les pièces les plus proches, les servants, certains déjà torse nu en dépit du vent glacial, qui se tenaient près des affûts en attendant les premiers ordres. Les ponts sablés pour éviter aux hommes de glisser à cause de l’eau ou du sang. Les pousse-bourres, les tire-bourres, les écouvillons, tous leurs outils à portée de main.

Le lieutenant de vaisseau Laroche lui dit de sa voix traînante :

— L’aide de camp redescend, commandant.

Avery prit l’échelle de dunette, Allday lui tendit sa coiffure et son sabre.

Avery annonça :

— Six voiles, pas une de moins, sir Richard. Et je crois que c’est le jusant.

— Probable… murmura York.

— Je crois que l’une des frégates remorque toutes les chaloupes, amiral. Mais je n’en suis pas sûr : elle est trop loin et il fait trop noir.

— Cela se tient, fit Tyacke. Comme ça, elles restent groupées. Les troupes seront fraîches pour débarquer.

— Nous ne pouvons attendre, décida Bolitho. Changez de cap immédiatement.

Il se tourna vers Tyacke. Plus tard, il devait se dire qu’il l’avait vu sourire, même s’il était dans la pénombre.

— Dès que nos bâtiments seront à la vue, signalez attaquez à votre convenance. Nous n’avons pas le temps de nous former en ligne de bataille !

Avery se rappelait la consternation qui avait suivi à l’Amirauté la déclaration de Bolitho, lorsqu’il avait dit ce qu’il pensait de l’avenir de la Flotte.

Tyacke ordonna :

— A abattre de deux rhumbs ! Venir au nord quart nordet !

Il savait que Bolitho était en train de songer au dispositif ; ils en avaient discuté alors même qu’ils ne savaient rien de plus que les observations du capitaine de vaisseau Lloyd et les conclusions qu’il en avait tirées sur les embarcations en surnombre que transportait l’ennemi. Tyacke eut un sourire carnassier. Des négriers.

Les hommes s’activaient déjà aux bras, penchés presque à l’horizontale pour brasser les grandes vergues, muscles bandés pour lutter contre le vent et le gouvernail.

Tyacke vit que Daubeny faisait rallier des renforts. Mais, même avec les volontaires de Nouvelle-Écosse, ils étaient encore à court de monde, séquelle de leur violent engagement contre l’Unité de Beer. Tyacke remit sa coiffure en place. Dire que cela datait d’un an déjà.

Bolitho vint le rejoindre à la lisse.

— L’ennemi est supérieur en nombre et il possède davantage de canons. Et il va en tirer parti – il croisa les bras, on aurait pu croire qu’ils parlaient de la pluie et du beau temps. Mais il se retrouve au vent d’une côte, et il le sait. C’est un marin, je suis bien certain qu’on ne l’a pas consulté avant de choisir un point de débarquement !

Il éclata de rire avant d’ajouter :

— C’est donc à nous de nous montrer plus malins.

Tyacke se pencha pour consulter le compas alors que le timonier annonçait :

— En route au nord quart nordet, commandant !

Puis il leva les yeux, vérifiant chaque voile d’un œil critique, tandis que son bâtiment s’appuyait convenablement, tribord amures. Mettant ses mains en porte-voix, il cria :

— Vérifiez le bras de misaine, monsieur Protherœ ! Non, annulez ! – et, pour lui-même : Après tout, ce n’est qu’un gamin !

Bolitho, qui l’avait entendu, lui dit :

— Mais nous sommes tous des gamins, James. Des lionceaux !

— Le Chevaleresque en vue, commandant ! Par le travers bâbord !

Ce n’était qu’un trait de toile claire qui s’élançait au milieu des nuages noirs. Comment la vigie pouvait-elle en être si sûre ? Mais Tyacke ne lui demanda pas de confirmer : il savait et cela lui suffisait. Les autres n’allaient pas tarder à apparaître. Il voyait les premières faibles lueurs caresser les haubans et les huniers qui tremblaient. Bientôt, ce serait aussi le tour de l’ennemi.

Le vent était encore frais, suffisamment fort en tout cas. Ils ne verraient pas la terre avant que le soleil émerge, et même ainsi… Mais on la devinait. Comme une barrière qui s’avançait pour rejeter les vaisseaux qui s’en approchaient, sans se soucier de leur pavillon.

Tyacke effleura son visage sans remarquer que Bolitho l’observait. Tout était tellement différent des entreponts confinés à en devenir oppressants, ce jour-là, à Aboukir, quand il avait manqué mourir. Puis, plus tard, quand il l’avait souhaité.

Il songeait à la lettre serrée dans son coffre et à celle qu’il avait écrite en réponse. Pourquoi avait-il agi ainsi ? Après ces années de souffrance et de désespoir, après avoir compris que le seul être dont il se souciât l’avait rejeté… pourquoi ? Il se souvenait de cet hôpital à Haslar, dans le Hampshire, plein d’officiers, survivants d’une bataille ou d’une autre. Tous ceux qui y travaillaient essayaient de paraître normaux, de rester calmes, de ne pas se laisser émouvoir. Il avait failli devenir fou. C’est la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle lui avait rendu visite et il comprenait maintenant que le spectacle qu’elle avait découvert ce jour-là l’avait rendue malade. Des visages tout à la fois pleins d’espoir et inquiets : ceux d’hommes défigurés, brûlés, amputés ou, encore, aveugles. Tout cela avait dû être un cauchemar pour elle, même si elle n’en n’avait retenu qu’un sentiment de pitié.

Elle était la seule chose à laquelle il s’était accroché après la bataille, lorsqu’il avait été si grièvement blessé à bord du vieux Majestic. Enfin, songea-t-il amèrement, vieux si l’on veut. A l’époque, le bâtiment était presque neuf. Il effleura la lisse polie par le temps et y posa la main. Il ne s’était toujours pas rendu compte que Bolitho l’observait, soucieux. Pas comme cette vieille baille. Son commandant était mort là-bas, à Aboukir ; le second du Majestic avait pris le commandement et avait continué à se battre. Un jeune homme. Il effleura une fois encore son visage. Comme Daubeny.

Elle était si jeune… Il prononça son nom presque à haute voix. Marion. Elle avait fini par épouser un homme plus âgé qu’elle, un commissaire-priseur, gentil et bien sous tous rapports, qui lui avait offert une belle maison près de Ports-down Hill. De la fenêtre, on apercevait parfois le Solent et des voiles à l’horizon. Il se torturait fréquemment en y repensant. Sa maison n’était pas très éloignée de Portsmouth et de l’hôpital où il avait eu envie de mourir.

Ils avaient eu deux enfants, un garçon et une fille. Qui auraient dû être les miens. Et à présent, son mari était mort. Elle lui avait écrit après avoir lu des nouvelles de l’escadre dans le journal, et elle avait appris qu’il était capitaine de pavillon de Sir Richard Bolitho.

Elle avait rédigé sa missive avec grand soin, sans aucun faux-fuyant. C’était la lettre d’une femme mûre. Elle lui demandait de la comprendre, non de lui pardonner. Elle disait qu’elle aimerait tant avoir une lettre de lui. Et elle signait Marion. Il songea, comme il avait songé si souvent, à la robe qu’il lui avait achetée avant que Nelson les emmène à Aboukir. Il songeait aussi à cette façon qu’avait eue l’adorable Catherine de conférer à cette robe grâce et prix lorsqu’ils l’avaient récupérée dans cette chaloupe cloquée par le soleil. Peut-être lui avait-elle redonné une espérance que le désespoir et la haine avaient fini par détruire ?

— Ohé du pont ! Voile en vue dans le nordet !

Tyacke arracha une lunette du râtelier et gagna les haubans au vent. Il pointa l’instrument entre le pont et le gréement. Il y avait un peu de soleil, mais il faisait encore frais. L’eau était bleu et gris… Il retint son souffle sans prêter attention aux marins et aux fusiliers qui l’observaient. Un, deux, trois vaisseaux aux voiles bien gonflées qui faseyaient parfois en essayant de reprendre le vent. Les autres bâtiments n’étaient pas encore visibles.

Cette fois, nous avons l’avantage. Cela dit, avec ce vent, les rôles pouvaient très vite changer.

Il laissa retomber sa lunette et se tourna vers Bolitho.

— Je pense que nous devrions conserver la même route, sir Richard.

Un simple signe de tête. Comme une poignée de main.

— Je suis d’accord. Signalez au Chevaleresque : ralliez l’amiral.

Il sourit de façon assez inattendue.

— Puis hissez combat rapproché.

Son sourire s’effaça.

— Et laissez-le hissé bien à bloc !

Tyacke le vit jeter un coup d’œil de connivence à Allday.

— Le Chevaleresque a fait l’aperçu, commandant.

— Parfait.

Bolitho s’approcha de lui.

— Nous engagerons d’abord le vaisseau qui remorque les chaloupes.

Il regarda par-dessus les épaules de Tyacke les voiles encore brumeuses de la frégate, d’une blancheur immaculée aux premières lueurs encore fragiles.

— Chargez lorsque vous serez paré, James – il fixa sur lui ses grands yeux gris. Ces troupes ne doivent pas débarquer.

— Je ferai passer la consigne. Chargé à la double, et de la mitraille pour faire bonne mesure.

Il ne montrait aucune émotion.

— Mais lorsque nous aurons lofé, nous nous retrouverons seuls en face d’eux, sauf si les nôtres viennent en renfort.

Bolitho le prit par le bras.

— Ils viendront, James. J’en suis certain.

Il se tourna vers Ozzard qui, courbé en deux comme s’il s’attendait à voir un vaisseau ennemi surgir le long du bord, émergeait de la descente. Il avait à la main le tricorne galonné d’or de l’amiral, le tenant tel un objet précieux. Tyacke lui dit d’un ton inquiet :

— Est-ce bien raisonnable, sir Richard ? Aujourd’hui, les tireurs d’élite yankees vont être aux aguets !

Bolitho tendit à Ozzard sa coiffure de mer et, après avoir légèrement hésité, mit la neuve sur ses cheveux mouillés par les embruns.

— Descendez, Ozzard. Et merci.

Le petit homme lui fit un signe de reconnaissance, sans rien dire qui trahisse ce qu’il éprouvait. Bolitho reprit d’une voix calme :

— C’est probablement de la folie, mais c’est ainsi. Aujourd’hui, James, nous ne pourrons pas nous conduire comme des gens sensés – il effleura son œil en regardant un reflet. Mais il faut que ce soit une victoire !

Le reste se perdit dans les trilles des sifflets, les grincements des poulies. On dessaisissait les grosses pièces, les servants se préparaient à charger.

Il savait que les hommes qui armaient le château arrière l’avaient vu mettre sa coiffure neuve, celle qu’il avait achetée avec Catherine dans la boutique de St. James Street : ce jour-là, il avait oublié de lui apprendre la nouvelle de sa promotion, et elle ne l’en avait que plus aimé. Quelques marins se mirent à pousser des vivats, il agita son tricorne pour leur répondre. Mais Tyacke avait lu comme de l’angoisse sur le visage buriné d’Allday.

Tyacke s’éloigna, observant les préparatifs habituels sans vraiment les voir. Il finit par dire :

— Et tu l’auras, ta victoire. Peu importe combien cela coûtera !

 

Bolitho se dirigea vers le couronnement où Allday, se protégeant les yeux, regardait vers l’arrière.

Telles des plumes sur l’horizon qui vibrait, deux vaisseaux de l’escadre apparurent. Leurs commandants étaient sans aucun doute soulagés que l’aube les ait réunis de nouveau. La plus petite des deux frégates était l’Incendiaire, un vingt-huit-canons. Bolitho voyait son commandant, un homme aux traits lourds, en train d’aboyer des ordres à ses gabiers pour envoyer de la toile, tout ce que sa frégate était capable de porter. Morgan Price, un Gallois taillé à la serpe, si l’on se fiait à son nom. Même au milieu de la tempête, il n’avait jamais besoin de porte-voix.

— Ça va mieux comme ça, sir Richard, lui dit Allday.

Bolitho le regarda. Allday ne s’inquiétait pas des autres bâtiments. Comme tous ceux qui se trouvaient sur la dunette, il observait les groupes d’embarcations qui s’éloignaient sur leur arrière à la dérive, sur ancre flottante, et que l’on récupérerait après la bataille. Il s’agissait d’une précaution indispensable avant tout combat, afin d’éviter les blessures causées par les éclis. Mais pour Allday, comme pour tous les marins, les canots représentaient la dernière chance de survie si le pire se produisait. De même que leur présence sur le pont aurait pu tenter des hommes terrifiés et les pousser, oubliant leur devoir et la discipline, à les utiliser pour s’enfuir.

Bolitho lui demanda :

— Voulez-vous aller me chercher une lunette ?

Allday parti pour quérir une lunette convenable, il observa la frégate qui se trouvait dans le lointain. Puis il cacha son œil malade et attendit pour voir si les huniers clairs se brouillaient ou disparaissaient. Mais non. Les gouttes que lui avait fournies le chirurgien faisaient leur effet, même si elles le piquaient comme des épingles quand il les appliquait. Le brillant, les couleurs ; il voyait même les crêtes et les creux à la surface de la mer.

Allday attendait avec la lunette.

— Tout va bien, sir Richard ?

— Vous vous inquiétez trop pour moi, lui répondit gentiment Bolitho.

Allday, soulagé, éclata de rire.

— Venez par ici, monsieur Essex !

Bolitho attendit que l’aspirant l’ait rejoint avant de lui dire :

— A présent, nous allons voir ce que nous allons voir !

Il posa le lourd instrument sur l’épaule du jeune garçon et l’orienta lentement vers le bossoir tribord. Une jolie lumière matinale émergeait des nuages et du vent glacial : dans ces parages, l’hiver arrivait vite. Il sentit le jeune aspirant frissonner légèrement. Le froid, l’excitation ; la peur, certainement pas. Pas encore. C’était un garçon vif et intelligent, il se souviendrait de cette journée lorsqu’il serait paré à passer son examen d’enseigne. Encore un enfant en uniforme d’officier.

Trois bâtiments au minimum, les autres n’étaient pas encore en vue. Ils étaient pratiquement en inclinaison nulle, vergues bien débordées et au largue. Plus loin derrière, il distinguait une vague tache, comme un nuage bas. Il se remémora la carte de York et ce qu’il avait noté dans le journal de son écriture ronde. L’île de Grand-Manan, qui gardait l’entrée de la baie. Les Américains devaient être doublement conscients des dangers : au vent d’une côte avec des récifs et, pour couronner le tout, la renverse qui allait arriver.

Il se raidit, attendit que l’aspirant, parfaitement conscient de sa nouvelle responsabilité, retrouve une respiration plus régulière.

Un quatrième bâtiment, qu’un rayon de soleil séparait des autres, apparut nettement dans l’oculaire. Il savait que Tyacke et York observaient également, pesant leurs chances. Bolitho leur dit :

— Le quatrième de la ligne a des embarcations à la remorque. Mon aide de camp ne s’est pas trompé.

Ce qui fit rire Avery quand Tyacke ajouta :

— Voilà qui nous change, amiral !

Bolitho referma sa lunette avec un claquement sec et se tourna vers l’aspirant. Il avait des taches de rousseur, comme Bethune dans sa jeunesse. Il se souvint de ce qu’en disait Herrick : un arriviste.

— Merci, monsieur Essex – il regagna la lisse. Serrez davantage le vent, James. J’ai l’intention d’attaquer celui qui remorque avant qu’il puisse larguer ses chaloupes. Qu’elles soient pleines ou vides ne fait plus de différence à présent. Nous pouvons encore les empêcher de débarquer alors que, dans une heure, il sera trop tard.

Tyacke appela son second d’un geste.

— Paré à changer de cap.

Et, voyant que le pilote avait l’air perplexe :

— Oui, Isaac, qu’en dites-vous ?

York plissa les yeux pour observer la grand-voile et le perroquet de fougue.

— Nordet quart nord.

Il hocha la tête en voyant le pavillon de corne presque perpendiculaire à l’axe battre violemment.

— Non, commandant, à mon avis on fera pas mieux que du nord-est.

Bolitho les écoutait, ému par la connivence qu’il sentait entre ces hommes. Le commandement de petits bâtiments avait laissé sa marque chez Tyacke. Ou peut-être avait-il toujours été ainsi.

Il mit une main en visière pour voir le vaisseau répondre lentement, le long bâton de foc qui se déplaçait comme un viseur jusqu’à ce que les ennemis défilent sans hâte d’un bord sur l’autre.

— En route au nordet, commandant !

Bolitho regardait les voiles déventer en tremblant, peu portantes à serrer le vent d’aussi près. Mais c’était le seul moyen. Seul l’Indomptable avait la puissance de feu nécessaire pour mener cette attaque. Le Chevaleresque était trop petit, les autres étaient trop éloignés. Leur tour viendrait bien assez tôt.

Avery serrait les bras le long du corps en essayant de ne pas trembler. L’air était encore vif, le soleil qui peignait les vagues d’or un peu terne n’était qu’une illusion.

Il vit Allday qui inspectait les alentours : en voilà un qui avait assisté bien des fois à ce spectacle. Il regardait la dunette dégagée, les fusiliers en tunique écarlate sous les ordres de leur officier, David Merrick. Les servants de pièces et les timoniers, ils étaient quatre à présent et un quartier-maître à proximité. Tyacke, à l’écart des autres, les mains passées sous ses basques, et l’amiral en train d’expliquer quelque chose à cet aspirant, Essex. Une scène dont il se souviendrait, s’il était encore vivant.

Avery respira profondément, parfaitement conscient de ce à quoi il assistait. Allday, sans doute le plus expérimenté de tous ceux qui se trouvaient à bord, essayait de détecter une faiblesse et d’identifier les possibles sources de danger. Derrière les filets où les branles étaient serrés et jusqu’à la tête du mât, où l’on apercevait encore d’autres tuniques rouges derrière les barricades. Là où l’on verrait les hunes de combat de l’ennemi s’ils se rapprochaient de près. Il songeait aux tireurs d’élite, coureurs des bois pour la plupart, qui gagnaient leur vie avec leur mousquet. Cette pensée le glaça. Sauf que ces tireurs seraient maintenant armés de ces nouveaux fusils, bien plus précis.

Alors, qu’est-ce qui tourmentait ainsi Allday ? Etait-ce le geste de Bolitho, ce tricorne galonné d’or et tout ce qu’il signifierait lorsque viendrait l’heure de vérité ? On racontait que Nelson avait refusé d’ôter ses décorations avant sa dernière bataille, et avait ordonné qu’on les dissimule avant de le descendre dans l’entrepont, la colonne vertébrale brisée, alors que la vie l’abandonnait. Un autre geste de bravoure, et si triste. Il ne voulait pas que ses hommes sachent qu’il était tombé, qu’il les avait abandonnés avant la fin du combat.

C’est tout cela qu’il lisait sur le bon visage d’Allday et, lorsque leurs regards se croisèrent de chaque côté du pont mouillé d’embruns, ils n’eurent pas besoin de paroles.

— Ohé du pont ! Ils rassembleront les chaloupes le long du bord !

Bolitho serra les poings, incapable de cacher son inquiétude.

Avery avait tout compris, tout deviné depuis que Bolitho avait souligné à quel point ces chaloupes étaient importantes. Malgré les risques, en dépit de la sombre perspective d’un échec, il avait pensé à cette alternative : que l’Indomptable pourrait être obligé de tirer sur des embarcations bourrées d’hommes sans défense, incapables de lever le petit doigt pour se protéger. Était-ce cette guerre particulière qui faisait la différence ? Ou était-ce seulement un geste d’humanité ?

Tyacke cria :

— Il y a quelque chose qui ne va pas, amiral !

York avait pris une lunette.

— Le yankee s’est échoué, commandant !

Il avait l’air estomaqué, comme s’il avait été avec eux à connaître ce désastre.

Bolitho aperçut dans un rayon de soleil des voiles qui tombaient, puis un tronçon entier du grand mât. Il voyait dans l’oculaire la scène en silence, mais il avait presque l’impression d’entendre le vacarme. Une grosse frégate, de taille à se mesurer à l’Indomptable, mais impuissante contre la mer qui la démolissait dans les hauts et dans les fonds. Les chaloupes étaient déjà presque remplies d’uniformes bleus. Les soldats jetaient leurs armes et leurs équipements en comprenant ce qui leur arrivait.

Bolitho ordonna :

— Paré à engager tribord, commandant.

Il avait du mal à reconnaître sa propre voix. Sans intonation, sans aucune émotion. La voix de quelqu’un d’autre.

Daubeny hurla :

— Batterie tribord ! Parés !

Les longs vingt-quatre-livres s’ébranlèrent dans un grondement et pointèrent dans leurs sabords. Les chefs de pièce guidaient la manœuvre par gestes pour éviter tout désordre. Comme à l’exercice, un de leurs innombrables exercices. Un anspect par-ci, des hommes par-là qui halaient sur les palans pour faire avancer une gueule de quelques pouces supplémentaires.

La frégate avait légèrement pivoté, des débris traînaient le long du bord. La marée continuait de baisser et l’échouait un peu plus, comme s’il s’agissait d’une baleine blessée.

La roue tourna un brin. York observa la terre, l’état du courant, essayant de voir si son bâtiment n’était pas en danger.

— En route au nordet, commandant !

Bolitho dit à Tyacke :

— Nous n’aurons qu’une seule occasion, commandant. Deux bordées, trois si vous y arrivez.

Leurs regards se rencontrèrent. Le temps et la distance.

L’aspirant Essex sursauta comme s’il avait été touché en s’écriant :

— Voilà les nôtres, amiral !

Et il leur agita sa coiffure. On entendit des coups de canon qui roulaient dans le lointain comme un tonnerre assourdi. Puis il comprit qu’il venait de s’adresser à son amiral, baissa les yeux et rougit jusqu’au blanc des yeux.

— Sur la crête !

Bolitho observait ce qui se passait à tribord, les chefs de pièce, le tire-feu en main, les mèches lentes de secours qui fumaient comme de l’encens dans un temple.

Daubeny se tenait au pied du grand mât, son sabre sur l’épaule. Philip Protherœ, le troisième lieutenant, à l’avant avec la première division. Et sur la dunette, Blythe, enseigne nouvellement promu, surveillant les marins accroupis comme s’il s’attendait à les voir se mutiner. Le vaisseau échoué basculait lentement sur le côté. Les chaloupes qui s’agitaient s’étaient soudain immobilisées, le soleil encore timide projetait sur l’eau l’ombre des voiles de l’Indomptable.

Daubeny brandit son sabre :

— Dès que parés !

Protherœ, tourné vers l’arrière, cria :

— Feu !

En tire échelonné, une division après l’autre, les pièces rugirent. Les vingt-quatre-livres reculaient, immédiatement pris en main comme des fauves.

Bolitho crut voir l’onde de choc créée par la bordée balayer la surface en creusant une saignée, comme si une faux venue de l’enfer s’était abattue là. Alors que les premières doubles charges et leurs boîtes de mitraille écrabouillaient les chaloupes avant d’exploser sur le vaisseau désemparé, Protherœ et ses hommes écouvillonnaient déjà, sortaient les débris brûlants avec leurs tire-bourres avant de recharger.

Les pièces de dunette furent les dernières à tirer et il entendit Blythe crier d’une voix qui se brisait :

— Une guinée pour la première pièce qui fait feu ! J’ai bien dit : une guinée !

Bolitho regardait tout cela, pris de torpeur. Il avait l’impression que son cœur cessait de battre. Tyacke les avait remarquablement entraînés : trois décharges toutes les deux minutes. Ils auraient le temps de lancer une troisième bordée avant de virer pour éviter d’aller s’échouer comme ce malheureux américain.

Tyacke observait la scène, lui aussi… que de souvenirs ! Pointez ! Parés ! Feu ! L’entraînement, toujours l’entraînement. Des hommes devenus les esclaves de ces pièces qui lui offraient maintenant la récompense de son dur labeur.

Un sifflet se fit entendre.

— Parés, commandant !

— Feu !

Des embarcations et des débris d’embarcations, des soldats en uniforme tout estourbis tombés dans l’eau qui étouffait leurs cris, leurs armes et leur équipement qui les entraînait dans les profondeurs glaciales. D’autres, qui avaient réussi à se raccrocher à la muraille de la frégate, contents d’être en sécurité, pour se faire hacher par la bordée suivante. L’américain était brûlé et couvert de balafres sous la masse de métal, mais c’était pourtant le sang que l’on remarquait. Sur la coque, le long de la muraille, même l’eau qui rosissait au soleil.

Pendant une brève accalmie, Bolitho entendit Allday qui disait :

— S’ils étaient arrivés les premiers, capitaine, ils ne nous auraient pas fait de quartier.

Il parlait à Avery dont la réponse se perdit dans le grondement des canons qui tiraient une nouvelle bordée.

A l’extérieur de cette arène mortifère et impitoyable, un autre combat se livrait. Vaisseau contre vaisseau, ou à deux contre un, s’ils avaient de la chance. Pas de ligne de bataille, non, du combat singulier. D’homme à homme.

York fit d’une voix rauque :

— Le pavillon blanc, commandant ! Ils abandonnent !

Vrai ou faux, ils n’en sauraient jamais rien, car c’est à ce moment que la troisième et ultime bordée s’écrasa sur la frégate, réduisant à néant les derniers débris d’un plan qui aurait pu être couronné de succès.

Titubants, les hommes abandonnèrent les pièces pour se ruer sur les bras et les drisses. On avait donné l’ordre de virer de bord. Bolitho jeta un dernier regard à l’ennemi. Mais le pavillon blanc, même lui, avait disparu dans la fumée.

Daubeny remit son sabre au fourreau. Il avait les yeux rougis, brillants.

— Le Chevaleresque fait un signal, amiral. L’ennemi a rompu le combat.

Il regarda sa main, vérifiant peut-être qu’elle ne tremblait pas.

— Ils ont fait ce pour quoi ils étaient venus.

Tyacke s’arracha au spectacle des voiles qui faseyaient, son bâtiment franchissait tranquillement le lit du vent. La flamme de guerre rejoignit la Croix de saint Georges, la marque de Bolitho, puis ils changèrent d’amure. Il dit d’un ton rude :

— Vous voyez, monsieur Daubeny, nous l’avons fait !

Bolitho tendit sa lunette à Essex.

— Merci.

Puis, à Tyacke :

— Signal général, je vous prie. Rompre le combat. Rendez compte des pertes et des avaries.

Il se tourna vers le grand aspirant des signaux.

— Et vous, monsieur Carleton, écoutez-moi bien et épelez lettre à lettre : Vous avez reçu la récompense du courage.

Avery accourut pour aider les timoniers, mais, une fois arrivé près d’eux, il s’arrêta, craignant de manquer quelque chose. Sa tête sonnait encore du grondement des pièces et du lourd silence qui avait suivi.

Bolitho s’adressait à Tyacke :

— Le Taciturne va prendre la tête de l’escadre et la ramener à Halifax. J’ai peur que nous n’ayons perdu bien des braves aujourd’hui.

Et Tyacke répondit tranquillement :

— Nous aurions pu en perdre davantage, sir Richard – et, d’un ton qu’il voulut plus léger : Au moins, ce satané renégat à bord de sa Récompense n’a pas pointé le nez.

Bolitho restait silencieux. Il regardait par le travers la fumée qui s’élevait dans le lointain, telle une souillure sur une toile.

Avery se détourna. La récompense du courage. Notre Nel aurait bien aimé ça. Il prit des mains de Carleton qui tremblait l’ardoise et la craie.

— Laissez-moi faire.

Tyacke demanda :

— Amiral, puis-je faire reprendre la drome ?

— Pas encore, James.

Il avait le regard triste. Des yeux ternes, comme ce ciel de l’aube. Il leva les yeux vers les pavillons de combat rapproché.

— J’ai peur que nous n’en ayons pas fini.

 

La croix de Saint-Georges
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